Othmane, 34 ans, technicien en maintenance industrielle, originaire du Kef, vit à Tunis où il est salarié depuis 9 ans. Il espère monter sa propre entreprise. Les mobilités vers l’Algérie mènent à des nouvelles relations amicales, l’amour et des expériences professionnelles.
Othmane[1] détaille un « accident », qui a été le point de départ de ses mobilités. Alors que Ben Ali est encore au pouvoir, Othmane est en compagnie de son père, lorsque celui-ci est agressé par un policier. Boxeur depuis son adolescence, il réagit de façon impulsive en frappant violemment l’agent, ce qui lui coûte son emploi au ministère de l’Équipement assorti d’une condamnation à trois mois de prison. À sa sortie, il a 23 ans et se retrouve, durant deux ans, au chômage. Il décide alors de quitter la Tunisie. À 25 ans, il tente un passage par Libye mais n’y parvient pas et renonce pendant plusieurs années à partir. S’ensuit une période de travail dans un centre d’appels et la rencontre en discothèque avec un Algérien (Abdel H.) en vacances avec lequel il sympathise. Ce premier contact le décide à partir en Algérie. Ce moment est important à ces yeux : « Du coup, mon histoire a commencé… [au] moment où j’ai réellement décidé de quitter la Tunisie… ».
Arrivé sur place, il reprend contact avec Abdel H. qui lui présente sa sœur (avec laquelle il se marie trois ans plus tard). Mais ses recherches d’emploi ne sont pas concluantes. Il rentre donc en Tunisie. Il vit cette première expérience en Algérie comme un échec. Dix jours après son retour en Tunisie, il décide toutefois d’y retourner, reprend contact avec un voyageur (Sid Ahmed) avec lequel il avait effectué son premier trajet depuis Tunis et travaille un mois comme ouvrier car il a besoin d’argent au moment de son arrivée en Algérie. Mais les conditions de travail sont dures. Cependant, l’amitié entre les deux hommes perdure et le conduit par la suite à guider Sid Ahmed lors de ses séjours de vacances en Tunisie.
En définitive, Othmane n’a jamais migré et semble d’ailleurs ne pas l’avoir réellement désiré. D’ailleurs, il souligne avec insistance que chacune de ses tentatives ont été faites dans le respect des lois et des règles, attitude, à priori incompatible avec les contraintes inhérentes à un tel projet. En revanche, pour Othmane, les allers-retours entre la Tunisie et l’Algérie, les services qu’il rend, les amitiés qu’il construit -dont l’une durable, aura une forte influence sur sa vie -, l’alliance matrimoniale qu’il noue, sont autant d’ancrages sociaux permettant à quelques personnes comme lui d’établir des liens de confiance et de circuler avec plus de fluidité : ils peuvent se recommander telle ou telle autre personne pour franchir la frontière, changer de l’argent, visiter… Bref, trouver le moyen de contourner les obstacles qu’ils savent avoir à franchir s’ils veulent améliorer leur situation personnelle.
Ainsi ses mobilités vers l’Algérie, même si elles ont été de courte durée, lui ont permis, à différents moments de doute, de changer son regard sur lui-même, sur son pays, de rebondir socialement et professionnellement, de se marier et construire sa famille, et de pérenniser ses relations transfrontalières, le conduisant ainsi à former « l’ailleurs » auquel il aspirait.
De l’échec dans le salariat aux projets entrepreneuriaux
Des compétences, des formations, des études… Les jeunes Tunisiens ne manquent pas de passer d’une activité à une autre, de se former continuellement dans différents domaines, différentes activités, de « s’adapter » au marché du travail, d’accepter, d’acquérir des compétences pour accéder à telle ou telle autre nouvelle activité et de laisser les années passer.
Othmane explique ainsi la façon dont il a évolué à partir de son métier de technicien en maintenance industrielle qu’il exerce depuis 9 ans (depuis l’âge de 25 ans). Si sa formation n’est pas complète, elle lui a néanmoins permis d’acquérir des « compétences polyvalentes » en suivant « 40 modules techniques et 6 modules littéraires » sur la maintenance, la réparation, mais aussi le diagnostic de machines. Or, en intervenant dans plusieurs entreprises, sur plusieurs sites et différents types de machine, il se rend compte qu’il apprend progressivement à développer des relations commerciales avec les clients autant qu’avec les fournisseurs, en Tunisie et en France, au point d’oublier progressivement ses capacités d’intervention en maintenance industrielle. Il les approfondit par la pratique en travaillant alors dans des sociétés d’édition d’ouvrages et de services juridiques et fait du démarchage téléphonique auprès des professionnels du secteur en France depuis la Tunisie. « Prise de contact, comment convaincre, chercher l’information, comment répondre à mon client, comment je peux gérer mon stress, comment je peux l’accueillir dans tous ses états… Voilà ce que j’ai appris ». Il conclut ainsi : « Alors là, aujourd’hui, si tu me poses la question [de savoir] si j’ai un projet. Je vais être professionnel, je te dis il me faut une étude, il faut que je réfléchisse… il faut en fait que je trouve vraiment le bon produit sur lequel je peux travailler ».
Son objectif est désormais de sortir du salariat. Il a identifié, avec un ami, ingénieur en génie informatique, un créneau dans la vente de pièces détachées automobiles en Tunisie et veut créer un site de vente et paiement en ligne afin de donner une visibilité sur les prix. Ce secteur est en effet très touché par la contrefaçon et la contrebande frontalière. Il a d’ores et déjà noué des contacts en Chine et veut se positionner comme intermédiaire entre manufacturiers chinois et détaillants ou grossistes tunisiens.
[1] Entretien issu de l’enquête de terrain menée à Tunis et au Kef entre 2014 et 2016 par H-S Missaoui.